Lombez, C. (Ed.). (2021). Circulations littéraires. Transferts et traductions dans l’Europe en guerre (1939-1945). Presses Universitaires François-Rabelais. (pp. 245)

On ne lit pas souvent la Seconde Guerre mondiale au prisme des riches échanges culturels qui ont eu lieu. Christine Lombez nous rappelle à l’ordre dans un volume collectif, Circulations littéraires. Transferts et traductions dans l’Europe en guerre (1939-1945) (2021). Il succède à Traduire, collaborer, résister. Traducteurs et traductrices sous l’Occupation (2019). La spécialiste de la littérature comparée y insiste déjà sur l’importance de la problématique de la traduction en contexte belliqueux. En 2019, Lombez évoque « l’horizon épistémologique du “translator turn” en traductologie » (p. 15). L’objectif de focaliser sur « la traduction dans un moment historique » (p. 15) vaut également pour Circulations littéraires, le volume qui nous intéresse ici. Alors que l’attention se portait en 2019 sur les traductrices et les traducteurs, elle se porte maintenant sur la question de la traduction, de la langue source et des motivations de la traductrice ou du traducteur : qu’est-ce qui a été traduit, par qui et pourquoi ?

En effet, les enjeux en cause sont reliés à un engagement plus vaste. La Seconde Guerre mondiale peut être définie comme une bataille idéologique qui, selon l’introduction de Lombez, se joue également en littérature. La pratique de la tradition devient alors prise de position. Est-on pour ou contre la collaboration avec le pouvoir fasciste, pour ou contre la Résistance ? Une politique de sélection et de diffusion des textes littéraires n’est nullement une exception française. Les études que l’on peut lire dans ce volume portent également sur la Belgique, la Grèce ou, encore, l’Italie. La question de la traduction prend toutefois une importance particulière au sein des périodiques. Voilà ce qui explique le choix de l’objet, les revues parues entre 1939 et 1945 dans le contexte multinational.

La diversité géographique est un enjeu important. Elle organise le volume. Il s’agit tout d’abord de la France. L’étude de Roland Krebs, qui ouvre le livre, porte sur l’importation stratégique d’œuvres théâtrales allemandes à la Comédie-Française. La scène où a joué Molière accueille en effet les pièces de Goethe, aussi bien en français qu’en allemand. L’objectif de l’« échange » culturel, pour reprendre les guillemets de Krebs, est de promouvoir la culture germanique à Paris. Dans les termes d’Alexis Tautou, il s’agit d’apprendre aux Français de « savoir lire ». Ce deuxième auteur signe un article sur les prises de parole autour de la traduction dans les périodiques intellectuelles pro-allemandes, qui offre d’ailleurs une suite à l’étude de Krebs. Dans les périodiques, on aborde plusieurs sujets, dont le choix du texte à traduire (est-ce qu’il faut privilégier les « classiques » ou non ?), le rôle de la traduction (peut-on se rapprocher d’un peuple par le biais de sa littérature ?), ainsi que la qualité des traductions, la condition de la traductrice ou du traducteur et le rapport entre ces deux derniers éléments. Cet ensemble de paratextes fait intégralement partie, toujours selon Tautou, de la politique culturelle de la collaboration. Une image particulière, mais révélatrice pour ce qui concerne la France collaboratrice devient perceptible, en d’autres mots, à travers la traduction de l’allemand vers le français.

Les deux études qu’on lit à la suite ont pour sujet les communautés littéraires françaises. Hisano Shindô souligne la nature particulière de La Main à plume, un groupe surréaliste, qui, malgré les circonstances difficiles, a continué à faire proliférer le surréalisme en France. Le collectif arrive à publier plusieurs ouvrages, malgré la dispersion des membres après 1942. Comme exemple, Shindô attire l’attention sur un dessin de Tita, illustratrice déportée, dont on apprend ici qu’il s’agit d’un « témoignage des tentatives de La Main à plume pour intégrer les amis absents à leurs réflexions les plus essentielles » (p. 83).  Un groupe de résistance littéraire-politique existe également autour de la revue Pyrénées, qui est l’objet de l’article de Lombez. Il est ici signalé qu’au sein du périodique en question, les traductions et les commentaires sur les traductions ont des objectifs politiques. Les deux analyses, en un mot, démontrent différentes formes de résistance littéraire.

Se focalisant également sur la réponse française à l’influence allemande, les études de Pauline Giocanti et de Pierre-Alexis Delhaye attirent l’attention sur l’importation anglophone en France. Dans sa contribution, Giocanti propose d’étudier les traductions littéraires de l’anglais à la lumière de la base de données TSOcc, sigle du programme « Traductions sous l’Occupation – France-Belgique, 1940-44 » de l’université de Nantes, dirigé par Lombez. L’étude que Giocanti a menée nuance le point de vue selon lequel les traductions de l’anglais vers le français étaient non-existantes à partir de 1942. On nous montre ici que le contraire est plutôt vrai. Dans un échantillon de quinze revues publiées entre 1940 et 1944, Giocanti remarque la présence de textes littéraires traduits de l’anglais, ainsi qu’une augmentation de leur nombre à partir de 1942, en dépit de la censure allemande. Ceci atteste, toujours selon la même autrice, une certaine continuité dans l’échange culturel et une évolution liée à l’avancement des troupes alliées, aussi bien en Afrique du Nord qu’en Métropole. Delhaye ajoute à l’analyse de Giocanti une réflexion sur les bandes dessinées américaines. En France et en Belgique, malgré la censure, une importation des comics est présente quoiqu’avec des retouches et des variantes locales. En d’autres mots, le mur de l’Atlantique n’a pas empêché le contact littéraire avec le monde anglophone.

Ensuite, la situation belge est examinée. Le point focal est ici la Belgique francophone et ses liens avec l’Allemagne. Julie Crombois démontre la présence d’une double image de la Belgique. Le pays est à la fois un symbole d’entente des cultures germanique et française, et le lieu d’affrontement entre ces deux groupes, exemplifié par la lutte pour l’émancipation flamande. Ce paradoxe s’inscrit dans la logique de la propagande allemande. Hubert Roland ajoute à l’étude de Crombois un autre exemple encore, à savoir le rôle des discours sur le romantisme allemand dans la Belgique occupée. Il s’agit de « l’instrumentalisation idéologique » du courant littéraire. Ici la complexité de la situation belge empêche également une vue simple et cohérente. Selon Roland, « [a]u cœur même des publications de la collaboration, on se borne à constater une polyphonie de type centrifuge, que le recours à une argumentation ethnicisante par la voie romantique n’aura pas pu résoudre, et dont l’élément le plus cohérent demeure finalement l’ancrage de la question belge dans son environnement franco-allemand » (p. 179). La culture ne se décline pas aisément selon les humeurs de la propagande.

On signale enfin deux textes sur les réseaux littéraires en Europe du Sud. Lucile Arnoux-Farnoux prend comme sujet l’importation de la poésie grecque en France. Un paradoxe se présente : la communication entre les deux pays est devenue rare, la littérature hellénique traduite en français connaît de beaux jours. De plus, par le biais des bulletins, l’échange culturel est possible malgré le retardement de la poste. Stefana Caristia nous rappelle comment la Résistance italienne met à l’honneur la littérature française, c’est-à-dire les poètes de la Résistance française. La littérature se rend encore une fois utile, même s’il faut nuancer le rôle qu’elle occupe alors, indique Caristia. La médiation équivaut aux « opérations de sélection, d’interprétation et de recontextualisation que les revues mettent en œuvre selon des modalités qui leur sont propres » (p. 240). En raison de la périodique dans laquelle les poèmes sont publiés, ceux-ci sont à interpréter différemment.

Même si l’organisation des articles est cohérente, on peut faire une remarque à ce propos. Si on compte six sur le contexte français, l’éditrice a choisi d’ouvrir le volume sur une série en rapport avec les échanges avec l’Allemagne, pour enchaîner avec deux articles descriptifs des communautés littéraires de la période, et de clore la sélection par deux analyses qui portent sur la parution des traductions de l’anglais. Le choix de se focaliser sur des groupes particuliers à l’intérieur d’une structure qui privilégie les sphères linguistiques étonne. De plus, on se demande si une organisation diptyque n’aurait pas eu d’autres avantages. Pour cette hypothèse, les articles sur la propagande allemande seraient regroupés d’une part, ceux sur la Résistance d’autre et ceci indifféremment du contexte national.  Or, il ne s’agit peut-être, et c’est cette réflexion que nous voulons mettre en avant, que d’un indice de la richesse du champ d’études et des multiples chantiers qui restent à explorer.

En ce qui concerne la méthode, les contributions sont assez homogènes. L’attention tombe sur l’intersection de l’histoire littéraire et de la traductologie. Sur ce point, le volume pourra, par exemple, nourrir un débat sur les influences stylistique, littéraire et politique qu’exercent des traductions anglosaxonnes et germaniques sur les écrivains de la littérature française. Le contexte belliqueux est certes particulier, mais invite également à des réflexions plus larges sur le statut de la traductrice et du traducteur. Car, les traductrices et les traducteurs ont, apprend-on, un rôle précis. Sont-ils vraiment l’opérateur d’un « échange » ? La littérature, rappelle le volume, est également en guerre. On ne cherche pas une entente par le biais de la traduction, mais à continuer la bataille avec les lettres comme armes. En effet, il y a des stratégies de résistance et de collaboration. Le transfert devient chose politique. Voici ce qu’il y a à retenir de ce volume.

Références

Lombez, C. (2019). Traduire, Collaborer, Résister. Traducteurs et Traductrices sous l’Occupation. Presses Universitaires François-Rabelais.

 

Maxim Delodder

Université d’Anvers – FWO (Research Foundation — Flanders), Belgique

Maxim.delodder@uantwerpen.be